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Grandir entre deux moi : un monde identitaire

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Grandir entre deux cultures, c’est en quelque sorte vivre entre deux mondes où les repères identitaires peuvent se bousculer. C’est souvent entendre des langues différentes à la maison et à l’école, vivre des traditions diverses et parfois très différentes, et apprendre très tôt à s’adapter, à naviguer entre les attentes sans toujours pouvoir les concilier. Il est vrai qu’une double appartenance peut être une grande richesse, elle peut aussi laisser des traces silencieuses, des tiraillements profonds, voire des blessures invisibles. Le parcours de construction identitaire est complexe en soi pour tout être humain. Lorsqu’il s’inscrit dans un parcours multiculturel, il peut être plein de négociations internes, de conflits de loyauté, et parfois de rejet.


Dakar pluriculturelle

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Dans une ville comme Dakar, métropole cosmopolite et carrefour de migrations, ces dynamiques sont particulièrement présentes. On y croise des trajectoires de vie marquées par des métissages variés entre cultures africaines, françaises, occidentales, asiatiques, arabes, maghrébines, capverdiennes, entre héritages coloniaux, mobilités étudiantes ou histoires familiales transnationales. Ce brassage crée des rencontres riches mais aussi des frictions, tant les codes sociaux, éducatifs ou religieux peuvent différer. Les enfants ou jeunes adultes issus de ces croisements culturels se retrouvent parfois pris entre des mondes qui ne se parlent pas toujours, et doivent sans cesse composer une identité à la croisée des regards.


Ce texte tente d’explorer, à travers une approche clinique, les vécus des personnes métissées ou biculturelles. Il interroge les questions d’appartenance, de reconnaissance et de recherche de sens. Dans un monde où l’on se sent souvent obligé de choisir « un camp », il propose au contraire de penser l’identité comme un tissage riche et vivant, et de créer des espaces où chaque part de soi a sa place.

 

Une identité en patchwork, enjeu identitaire

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Construire son identité entre deux mondes culturels, c’est souvent assembler des couches parfois contrastées voire dissonantes. D’un côté, la culture familiale imprégnée d’une langue, d’une spiritualité et de valeurs fortes autour du respect et de la loyauté, forge les premières appartenances. De l’autre, la culture sociale ou scolaire, avec ses propres codes et des repères souvent plus individualistes, propose d’autres manières d’être au monde.


Identité et négociation interne


Entre ces deux pôles, nombre d’enfants et d’adolescents développent très tôt une capacité d’adaptation fine : ils deviennent des "caméléons", sensibles aux attentes, deviennent très habiles pour naviguer entre les cadres sans faire de vagues. Mais cette plasticité, si elle témoigne d’une grande intelligence émotionnelle, peut aussi générer une forme de fatigue psychique. Mais à force de vouloir s’ajuster en permanence, certains finissent par se perdre et ne plus savoir ce qu’ils veulent vraiment. La question du choix personnel, de ce qui vient de soi, profondément, devient alors un véritable enjeu identitaire. 


Le processus identitaire central dans le développement psychique s’élabore par étapes, par crises parfois, en lien avec l’environnement affectif, social, culturel et symbolique dans lequel l’enfant évolue. En psychanalyse on parle d’identifications successives (à la mère, au père, au groupe, à la culture) qui forment ce que nous appelons le "Moi". Lorsque ces identifications sont conflictuelles, ambivalentes ou dénigrées, elles peuvent générer de la souffrance psychique, et dans certains cas des manifestations pathologiques : troubles anxieux, dépressions, conduites d’évitement, conflits de loyauté internes, etc.

 

La biculturalité : équilibrer deux mondes


La biculturalité se définit comme l’appartenance simultanée à deux cultures distinctes, souvent celle d’origine familiale et celle du pays de résidence. Selon Jean Phinney, chercheuse en psychologie sociale, les individus biculturels traversent plusieurs étapes dans leur construction identitaire, allant du rejet d'une des cultures à l'intégration harmonieuse des deux. Ce processus, appelé acculturation, crée des tensions internes lorsque les valeurs ou les attentes des deux systèmes culturels sont en contradiction. Mais quand cette double appartenance est vécue de manière consciente et positive, elle devient une source de flexibilité psychique, d’ouverture et de créativité. L’enjeu est de pouvoir habiter pleinement l’espace entre les deux, en se sentant légitime dans chaque culture et non pas de faire un choix entre elles.


Quand la culture devient symptôme


Une double appartenance, bien qu’enrichissante, peut aussi laisser des blessures invisibles. En consultation, elles se manifestent souvent sous forme de culpabilité, de crainte de trahir ses origines ou sa famille en prenant une voie différente.  Une question confuse revient souvent : comment savoir qui l’on est vraiment ?  Comment répondre consciemment ou non, à toutes ces attentes parfois opposées ?

Ces questionnements engendrent parfois de réels blocages dans les choix de vie, d’amour, ou de foi, très souvent nourris par la peur de décevoir, de mal faire, ou même de ne jamais trouver sa juste place. Ce sont des conflits identitaires puissants et souvent très silencieux.


Identité sénégalaise et intra-communauté

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Dans ma pratique, il n’est pas rare d’observer chez des enfants comme chez des adultes issus de parcours métissés ou biculturels une forme de négociation interne complexe, marquée parfois par des périodes de rejet de l’une de leurs appartenances. Il peut s’agir d’un désaveu de la culture ou de la famille de l’un des parents, nourri par du ressentiment, une douleur liée à un sentiment d’exclusion ou de non-reconnaissance. Pour certains, être traité de "toubab", de "bounty" ou « d’étranger » dans leur propre culture ravive une blessure profonde, comme si un choix d’identité était inévitable.


Au Sénégal, la question du teint de peau se présente souvent et peut susciter une forme d’angoisse. Le teint « claire » ou « foncé » peut être plus ou moins valorisé ou venir valider une appartenance, une ressemblance plus marquée avec un des parents ou un des groupes ethniques. Ici, le métissage prend une forme plus subtile au sein de la même communauté : elle peut concerner deux groupes éthiques différents ou des castes. Exemple une mère peulh au teint plus claire mariée à un homme casamançais ou wolof plus foncé. L’enfant ou adulte pourra se retrouver à traverser les mêmes questionnements et étapes de positionnement identitaire qu’un enfant avec un parent clairement blanc/noir.


Au sein de cette même nationalité sénégalaise, les différences culturelles et symboliques peuvent créer des mondes parallèles. Malgré une appartenance commune, les rites et croyances intra-communautaires comme l’existence des castes, les noms de famille porteurs de statut, ou les hiérarchies sociales entre griots, nobles ou forgerons marquent encore les esprits et les interactions. S’y ajoutent les rituels mystiques d’affiliation, tels que l’initiation dans le bois sacré, les appartenances à certaines confréries ou lignées spirituelles, qui viennent façonner les repères dès l’enfance. Ainsi, un enfant né de deux parents sénégalais peut lui aussi se retrouver partagé entre plusieurs mondes, au sein même du sien.


La psychothérapie au service de la réconciliation identitaire

Ce que je préconise en thérapie, c’est de sortir de cette logique binaire. Notre identité ne se découpe pas, elle se tisse. Il s’agit alors de réconcilier les différentes dimensions de soi, de reconnaître que chacune a sa légitimité, et que le véritable travail thérapeutique demeure dans le regard que l’on apprend à porter sur soi, un regard plus doux, plus englobant, plus juste.


Le processus identitaire selon la psychologie

L’identité se construit progressivement en étant influencée par nos appartenances culturelles, nos expériences affectives, et notre environnement social.

Dans la théorie du développement psychosocial d’Eric Erikson, l’adolescence et le jeune âge adulte sont des moments clés où répondre à la question : "Qui suis-je ?" est primordiale. Pour les personnes issues de l’immigration ou multiculturelles, cette question est généralement plus compliquée.  Car pour se construire un moi stable, il est nécessaire de devoir tisser un pont entre les mondes parfois opposés. Entre normes et attentes différentes, un conflit intérieur peut être vécu. Cependant, si ce processus est reconnu, accompagné et intégré avec bienveillance, il peut devenir une véritable richesse. Trouver son identité est alors une réappropriation de ses racines et une autorisation intérieure à vivre en tant qu’être unique sur son chemin personnel.


La psychanalyse et l’identité

La psychanalyse, avec des figures comme Freud, Lacan ou Erikson, considère l’identité comme un processus en constante construction, traversé par des conflits inconscients, des héritages familiaux et culturels, et des besoins de reconnaissance. L’individu se forme dans la relation à l’autre (altérité), à travers la différence, mais aussi dans le refoulement ou la négociation de certaines parties de lui-même. En contexte interculturel, ce processus se complexifie : la personne peut osciller entre des normes parfois contradictoires, des idéaux multiples, et un besoin profond de cohérence intérieure.


Toubab franco-sénégalaise

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Je pense à une jeune femme métisse franco-sénégalaise qui consultait pour un sentiment diffus d’illégitimité qu’elle nommait comme une « difficulté d’adaptation ». Elle avait grandi au Sénégal jusqu’à l’âge de neuf ans, avant de s’installer avec ses parents à Paris, puis de revenir vivre et travailler à Dakar à vingt-six ans. Dans sa famille maternelle, elle était perçue comme “la toubab”, et dans sa vie sociale en France, elle taisait tant que possible ses origines africaines, par peur du rejet ou d’être enfermée dans un stéréotype. Elle évoquait souvent les “codes à ajuster” dans ses différents milieux, mais restait en retrait de son vécu émotionnel. Son corps lui-même semblait figé, comme porteur d’une crispation intérieure ; sa posture transmettait quelque chose de verrouillé, à la fois dans l’expression et dans le ressenti. Ce n’est qu’au fil des séances et dans la relation de confiance établie qu’elle s’autorise progressivement à livrer sa profondeur, elle évoque alors ses rêves, marque certains passages par de longs silences et laisse surgir des lapsus révélateurs. Elle avait honte de son prénom perçu comme trop visible, trop connoté, elle ressentait de la colère de ne pas maîtriser la langue de sa grand-mère et avait peur d’être “de trop partout” et de ne jamais pouvoir être acceptée. Elle évoque aussi sa mère, qu’elle perçoit elle-même en difficulté dans son identité : une femme sénégalaise et musulmane ayant épousé un Français, et contrainte de s’adapter à une belle-famille parisienne jamais vraiment accueillante. Cette tension silencieuse, ce sentiment d’exil intérieur transmis sans mots, semble s’être inscrit en elle comme une forme de loyauté invisible envers la douleur maternelle. Le travail thérapeutique a permis d’ouvrir un espace pour accueillir cette pluralité identitaire sans devoir trancher entre deux mondes.


Les enjeux identitaires en thérapie


Les expériences de rejet, de stigmatisation ou de rupture dans la transmission symbolique peuvent fragiliser le processus identitaire, entamer l’estime de soi, et engendrer des conflits intrapsychiques, voire contribuer à l’apparition de troubles psychiques.

Les sentiments d’exclusion, la honte associée à une partie de son héritage, ou la pression à « choisir un camp » dans un contexte biculturel peuvent nourrir de l’anxiété, des symptômes dépressifs, ou des mécanismes de clivage identitaire.

Il est essentiel de reconnaître que certains troubles du lien, difficultés de symbolisation, troubles alimentaires ou psychosomatiques peuvent avoir des racines identitaires méconnues ou silencieuses.

Une approche thérapeutique sensible à ces dimensions et qui prend en considération le contexte culturel et les récits de filiation peut aider à restaurer une cohérence interne et un sentiment d’appartenance.


Le métissage identitaire - solitude et invisibilité

Le métissage identitaire ne consiste pas seulement à vivre entre plusieurs cultures. Il demande un travail intérieur, parfois profond, pour construire une identité qui ne se limite ni à l’origine familiale, ni au pays où l’on vit.

La personne issue du métissage apprend souvent à créer ses propres repères car aucun cadre tout fait ne lui correspond complètement. Cela peut la rendre invisible aux yeux de la société, ou lui donner un sentiment de solitude.

Mais ce chemin peut aussi être une richesse : la capacité de relier des mondes différents, de comprendre plusieurs façons de penser, de traduire entre les cultures.

Ainsi, le métissage fait de l’individu une personne en mouvement, capable de se réinventer et d’habiter le monde de façon plus souple, plus ouverte.



Émotions héritées et transmission transgénérationnelle


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Dans mon travail thérapeutique, j’observe parfois que certaines émotions comme les peurs, culpabilités ou colères semblent lointaines ou héritées des générations précédentes. La transmission transgénérationnelle, conceptualisée notamment par Nicolas Abraham et Maria Torok, montre comment des expériences non dites ou traumatisantes peuvent se transmettre de manière inconsciente à travers les comportements, les silences ou les injonctions familiales. Ce patrimoine émotionnel légué peut profondément influencer le rapport à soi, aux autres, à la réussite, ou encore à l’amour. Reconnaître l’existence de ces héritages invisibles permet souvent de remettre du sens là où l’on se sentait bloqué ou "à côté de sa vie". En consultation, cette prise de conscience ouvre un chemin de réparation où l’on peut redonner à chaque émotion sa juste place, et libérer ce qui ne nous appartient pas pour enfin vivre sa propre histoire.

 



Les identités meurtrières, une lecture transformatrice


En tant que femme issue de plusieurs cultures, j’ai évidemment traversé ces questions identitaires. Dans ce parcours parfois douloureux de construction, une lecture a profondément marqué mon chemin : « Les Identités meurtrières » d’Amin Maalouf. Tombé entre mes mains à la fin de l’adolescence, cet essai a agi comme un tournant. Alors que mes identités multiples semblaient parfois se confronter ; entre origines, croyances, langues et territoires, les mots de Maalouf m'ont permis d’envisager une position psychique d’ouverture plutôt que de division. Il y défend l’idée que nos appartenances multiples ne doivent pas être hiérarchisées ou reniées, mais comprises comme des dimensions qui coexistent en nous, sans se neutraliser. Cette lecture m’a aidée à dépasser des conflits internes, à déconstruire la honte associée à certaines parties de moi et à apaiser la peur du jugement extérieur. En m’autorisant à être tout cela à la fois, j’ai pu entamer un chemin de réconciliation intérieure. Une voie que j’invite à explorer : celle d’un soi pluriel, assumé et apaisé.

 

Trouver sa voie


Trouver sa voie lorsqu’on grandit entre plusieurs mondes relève d’un véritable cheminement intérieur. Il s’agit de s’autoriser à composer une identité vivante, unique, authentique et non de choisir ou gommer des parties de soi pour être accepté. En tant que psychologue, je constate combien cette reconnaissance de soi dans sa complexité peut apaiser, réparer et libérer.

Dans un monde qui cherche souvent à nous mettre dans des cases, il semble essentiel d’exprimer sa nuance, ses liens et ses identités multiples.

 

La véritable liberté intérieure, c’est peut-être simplement pouvoir être soi dans sa complexité, sans devoir choisir, ni s’excuser, simplement être authentique.

Enfin, accompagner ces identités plurielles, c’est offrir un espace où les contradictions peuvent cohabiter, où chaque voix intérieure trouve reconnaissance. C’est aussi refuser de forcer à choisir un seul camp, et permettre au sujet de s’habiter pleinement, se valoriser et s’aimer tel qu’il est.

Nawal Uariachi

Psychologue clinicienne

 

Bibliographie

1.      Anzieu, D. (1995). Le Moi-peau. Dunod.

2.      Aulagnier, P. (1975). La violence de l’interprétation. PUF.

3.      Berry, J. W. (1997). Immigration, acculturation, and adaptation. Applied Psychology: An International Review, 46(1), 5–68. https://doi.org/10.1111/j.1464-0597.1997.tb01087.x

4.      Bhabha, H. K. (1994). The Location of Culture. Routledge.

5.      Erikson, E. H. (1968). Identity: Youth and Crisis. Norton.

6.      Freud, S. (1923). Le Moi et le Ça. In Essais de psychanalyse. Payot (trad. fr.).

7.      Kaës, R. (2009). Le sujet de l’héritage. Dunod.

8.      Maalouf, A. (1998). Les identités meurtrières. Grasset.

9.      Moro, M.-R. (2000). Enfants d’ici, enfants d’ailleurs: grandir en France aujourd’hui. La Découverte.

10.  Moro, M.-R. (2010). Cultures et psychismes: Penser la souffrance psychique dans un monde globalisé. La Découverte.

11.  Tisseron, S. (2007). Les secrets de famille. Presses Universitaires de France.

12.  Winnicott, D. W. (1971). Jeu et réalité. Gallimard.

 
 
 

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